Le futur se rapproche
Interview de Nicolas Nova, enseignant et chercheur à la Haute Ecole d’Art et Design dans le département de design à Genève
Il est en charge d’enseignements et de projets de recherche touchant essentiellement l’histoire et la culture du numérique. Co-fondateur de Lift, il est également co-fondateur de The Near Future Laboratory, une structure de consulting et une agence créative basée à Genève, Barcelone, Los Angeles et San Francisco.
Comment organisez-vous vos multiples activités ?
-J’ai principalement deux grandes activités. D’une part, je suis co-fondateur de The Near Future Laboratory. Il s’agit d’une structure de consulting et une agence créative basée à Genève, Barcelone, Los Angeles et San Francisco.
D’autre part, je suis enseignant et chercheur à la Haute Ecole d’Art et Design à Genève, dans le département de design. Je suis en charge d’enseignements et de projets de recherche touchant essentiellement l’histoire et la culture du numérique. En gros, comment le numérique, et plus généralement l’évolution des technologies, a contribué à toutes sortes de changements sociaux. Qu’il s’agisse de jeux vidéo, de géolocalisation, de « villes intelligentes », de robotique, d’objets communicants, du Web, des nouveaux modes d’édition, etc. L’idée est d’inviter les étudiants à opérer un petit retour historique pour comprendre comment les objets techniques que nous utilisons au quotidien sont le fruit d’un très long processus. Un autre cours plus directement à l’ethnographie. Nous invitons les étudiants en design à se décentrer afin de mieux comprendre les utilisateurs, leurs pratiques et leurs manières d’interagir avec des objets techniques. Il s’agit de comprendre qu’un objet est toujours pensé par rapport à une certaine idéologie, à des contextes particuliers. Il est important de comprendre ces enjeux pour imaginer une nouvelle application, un jeu vidéo, une signalétique, des vêtements. A partir de ce type d’observations, l’idée est de se servir du matériau produit pour concevoir des produits, services et interactions (human-centered design). Mais il s’agit aussi de produire des spéculations sur des futurs possibles ; on parle alors de « design fiction »
A quoi s’intéresse-t-on dans un laboratoire qui scrute le futur proche ?
-Avec Near Future Laboratory nous proposons la même approche prospective et compréhensive du futur. Par exemple, avec une firme automobile nous réfléchissons sur les véhicules de demain, sur l’auto partage, à l’intégration de la géolocalisation, etc. Nous travaillons avec des villes sur leurs stratégies de ‘villes intelligentes’ à travers des approches inédites. En ce moment, j’écris une nouvelle de science-fiction pour une grande métropole française afin de démontrer comment l’innovation naît dans les marges. Nous lançons également nos propres projets créatifs car on ne peut pas s’empêcher d’être curieux. Par exemple, nous avons entamé une collaboration avec la Fondation Henry Ford et l’université du Michigan. A partir de l’énorme collection amassée par Ford, nous avons invité des designers, des écrivains de science fiction à imaginer quel genre d’objets pouvaient émerger d’ici dix ans.
C’est une manière de parler du futur en passant par l’objet et de susciter des discussions en posant: « le futur pourrait être de cette manière. Qu’est cela signifie en termes éthiques, sociaux et politiques’.
Vous avez également une activité éditoriale particulièrement soutenue, quels sont les sujets qui vous occupent en particulier?
-Je me suis toujours intéressé aux technologies qui ne « marchent pas » et j’ai écrit un livre sur les flops technologiques récurrents. On y retrouve le frigo intelligent, le Monorail, la vidéo conférence avant sa généralisation via Skype, les consoles de jeux Apple etc. Les ratés doivent être considérés comme des pistes potentielles de réussites. En collaboration avec Laurent Bolli et l’agence Bread and Butter, je me suis également intéressé à l’histoire des manettes de jeux vidéo. Il s’agissait de se demander pourquoi les joypads d’aujourd’hui ont cette forme, tout en offrant un éclairage sur cet objet qui passe largement inaperçu. Il n’y a pas de révolution en un jour et lorsqu’on analyse l’évolution des smart phones et des manettes ou des appareils photo, ça nous raconte quelque chose sur la société. Plus récemment, en collaboration avec le département Media design de Art Center College of Design (Pasadena), je me suis intéressé aux gestes, postures, habitudes liées à l’usage des téléphones portables, des laptops, etc. Comprendre ces gestes c’est une manière de comprendre comment les gens domestiquent les technologies au quotidien. En ce moment, j’ai un troisième projet en cours de finition qui est plus culturel. C’est un livre sur le reggae numérique et reggae 8-bit. C’est une musique que j’écoute depuis longtemps et qui m’a toujours intéressé comme phénomène culturel. Je vois cela comme un prisme particulièrement efficace pour comprendre dans quelle mesure la technologie, les algorithmes, le code, les machines, ont un rôle croissant dans les mécaniques d’hybridation culturelles, dans la « créolisation » des technologies. Voilà, dans ces projets d’écriture, c’est des choses qui sont à la fois liés à l’innovation, à la technique, aux usages, à la culture. J’ai un autre projet en vue sur le fait que la science-fiction est en train de s’affaisser et ne génère plus beaucoup de nouveaux imaginaires et c’est plutôt les artistes et les designers qui génèrent des futurs possibles.
Vous avez opté pour une approche transversale et généraliste. Pourquoi ?
-J’ai toujours été curieux de nature. Lorsque j’ai entamé mes études universitaires j’ai choisi les sciences de la vie parce que c’était le programme le plus généraliste possible. Par la suite, je me suis orienté vers les sciences cognitives, en particulier les neurosciences, la linguistique et l’informatique. Mais je restais toujours très ouvert et ma thèse en informatique, était nourrie considérablement de sociologie et d’ethnographie.
De fil en aiguille, il y a une espèce de cohérence générale qui s’est opérée et ce n’est pas un hasard si je me retrouve à enseigner dans une école de design. Le design, comme l’architecture, c’est une espèce de synthèse créative qui nécessite de comprendre le contexte des choses. Dans le monde francophone, la transversalité est, à mon sens, beaucoup moins valorisée qu’en Amérique du Nord où je n’ai pas de mal à faire comprendre les enjeux lorsque j’écris sur le reggae 8-beat ou sur les manettes de vidéo. En Europe, il y a toujours un petit sourire en coin et cela est largement dû à la distinction entre cultures savantes et cultures populaires. C’est en partie pourquoi, la science-fiction, le jeu vidéo, même l’art numérique est largement déconsidéré dans le monde artistique francophone.
Vos recherches mènent-elles à des applications concrètes ?
-Je fais toujours beaucoup de projet en même temps, car j’aime laisser du temps aux choses pour qu’elles arrivent à maturation. Actuellement je travaille sur le renouveau des publications numériques, en particulier sur le rôle du numérique dans la création textuelle. J’ai récemment participé à un symposium à San Fransisco sur le futur du livre organisé par Swissnex et l’Université de Berkeley. Certains exemples visent à montrer comment le code peut devenir une forme de poésie. Avec Near Future Laboratory, je participe à un autre projet dénommé Memento. C’est une plate-forme qui permet d’agréger des données personnelles, issues de Foursquare, Twitter, Flickr ou Instagram et, à partir de ces informations, nous imaginons de nouvelles manières de concevoir les guides urbains. C’est une sorte de curation de contenus individualisée qui permet de découvrir la ville en fonction de ma propre expérience de la ville. L’étape suivante de ce projet est plus fictionnel, c’est d’utiliser ça et créer des nouvelles formes de fiction basée sur l’agrégation d’informations déjà disponible avec les Tweets et des photographies. De manière générale, je suis intéressé de savoir comment à partir de toutes ces données disponibles via l’Open Data, les logs de nos téléphones portables ou de nos machines, il est possible d’imaginer de nouvelles formes d’écriture. Comment les algorithmes développés par des humains permettent de générer des histoires ou des faits culturels qui peuvent nourrir projet éditorial. Ceci en insistant sur les types de collaborations singulières qui se tissent entre des acteurs humains, les utilisateurs ou les programmeurs, et des acteurs non-humains, les machines ou les algorithmes. Le troisième chantier est plus strictement académique puisqu’il s’intéresse plus directement au lien entre approches ethnographiques et design. Avec des collègues à la HEAD–Genève, nous travaillons sur un projet de livre qui servira de boîte à outils méthodologique. L’idée est d’inciter les designers à se réapproprier les méthodes des sociologues et des anthropologues en matière de compréhension et de description du monde. D’appliquer ces traditions dans le domaine de la création. On tente de dépasser cette vision du ‘user centered design’, en essayant d’imaginer ce que ça veut dire de comprendre le monde autour de nous, pour s’en inspirer afin de créer des propositions ou des objets singuliers .
Est-ce que cette approche transversale est un trait caractéristique des Digital natives ?
-Il existe ce genre de profil mais la curiosité généraliste, ce n’est pas quelque chose que l’on retrouve chez tout le monde. C’est par ailleurs souvent déconsidéré surtout dans le monde académique. Pourtant, adopter un point de vue généraliste n’empêche pas qu’il faut essayer de comprendre les différences entre disciplines, de comprendre les enjeux qu’implique une perspectives anthropologique sur le numérique. Il faut continuellement essayer de faire comprendre cet intérêt et les mêmes questions se posent en dehors du milieu académique. Je vois souvent ça chez certains clients qui opèrent une sorte de repli, qui n’est pas forcément disciplinaire mais tourné sur une vision excessivement commerciale des questions qui les intéressent. Ce n’est absolument pas problématique pour autant que l’on suive pas uniquement cette vision. Le monde est complexe et exige que les organisations, privées ou publiques, considèrent les choses avec un spectre très large. Concernant des générations plus jeunes, il y a un peu l’effet Google qui a largement effacé les frontières entre contenus mais j’ai du mal à voir une soif de ce type chez beaucoup d’étudiants.
Et par rapport à ton activité au sein de Lift aussi. Au niveau des thématiques, des interventions, tu sens qu’il y a une espèce de suite logique ou qu’il y a des moments de ruptures, des questions qui sont apparues et d’autres qui ont disparu ?
-J’étais co-fondateur de Lift à partir de 2005 mais maintenant je travaille uniquement en tant que consultant éditorial, c’est à dire que je m’occupe de quelques sessions dans les différentes conférences. Je reste toujours présent car ça me permet de suivre un peu ce qui se passe et d’essayer d’insuffler des problématiques que je pense intéressantes. Lorsqu’on regarde l’évolution, on remarque que les départements IT des entreprises étaient largement présents durant les premières années de la conférence. A partir de 2008, les départements communication, marketing, planification, se sont greffés aux départements IT, ce qui offraient une tendance plutôt vers communication. Actuellement, on constate un retour à des problématiques, en matière d’innovation, de design, etc, qui sont plus spécifiquement rattachées aux IT
Une déception ?
-Naïvement au début je pensais qu’il y aurait un panachage des tous les départements d’enreprises, avec des académiques et des indépendants. Mais, même s’il subsiste des exceptions, il n’est globalement pas facile d’amener des gens venant du design, de l’art ou de l’architecture dans ce type d’événements. Inversement, des thématiques trop proches de ces champs peuvent dérouter des acteurs de l’IT ou du marketing. Et cela, alors qu’au niveau des thématiques, il y a beaucoup de chevauchement. Les questions de vie privée, l’innovation dans les organisations, la ville numérique, etc. reviennent régulièrement même si nous insufflons toujours de nouvelles thématiques afin de garder notre regard prospectif. Pour Lift 14 en février, nous travaillons par exemple sur une session à propos du bio hacking. On a beaucoup parlé des Fab Lab durant ces dernières années. Des Fab Lab « biologiques » sont en cours d’éclosion. Les participants de ces mouvements essaient par exemple de faire des choses à partir de l’ingénierie génétique. Ce qui nécessite de se pencher sur les questions éthiques et politiques et de comprendre les opportunités éventuelles. Le rôle de Lift ici c’est un peu de donner un coup de pied dans la fourmilière en démontrant aux firmes pharmaceutique, aux industries locales et aux institutions universitaires qu’il y a des thématiques qu’il est important de considérer. Le but est d’offrir des éclairages sur des thématiques pas toujours médiatisées en Suisse romande.
La force du web c’est d’être global même si les modes de pensée, les logiques restent occidentales. Cela va-t-il perdurer ?
-Totalement, en ce qui concerne l’avenir, je trouve pertinente de revenir sur les échanges entre la Science-fiction et l’innovation technologiques. Ceux-ci sont intenses depuis plusieurs décennies. Or, les imaginaires associés à la SFse sont peu à peu asséchés. Et typiquement, si on veut comprendre des futurs possibles, anticiper, il est nécessaire de s’inspirer des univers non-occidentaux. Par exemple de comprendre comment les gens dans des pays du Golf se représentent l’avenir, de comprendre comment les technologies servent aux échanges culturels dans les pays africains. J’avais invite à LIFT un musicologue qui s’intéresse à la manière dont les gens dans le Nord Mali échange de la musique en utilisant leurs téléphones mobiles et Bluetooth. Ça paraît futile, mais il y a tout un courant autour de ça qui peut nous donner des pistes pour comprendre l’avenir. Sur l’avenir de la musique d’une part mais aussi sur des formes de communications nouvelles ou des applications inspirées de ce qui se déroule là-bas.
Lors d’une conférence Lift organisée récemment à Marseille, on s’est intéressé au renouveau de l’industrie et du rôle très important que jouent certaines structures en Chine. Par exemple, à Shenzhen, il y a différentes sociétés qui sont une espèce de relais entre un entrepreneur qui a récolté des fonds sur Kickstarter et une usine de fabrication. Il existe toute une chaîne d’intermédiaires, dans le processus de fabrication, dont les compétences vont beaucoup au-delà du statut d’exécutant. Grâce à cet éco-système, il y a une expertise énorme qui est en train de se créer et inévitablement les interfaces et les objets qu’on va avoir demain auront été pensés en partie par des gens qui n’ont pas du tout la même culture que nous. La Chine étant l’usine du monde, lorsqu’ils disposeront de toute l’expertise nécessaire pour développer leur propre technologie pour eux, on va se retrouver avec des bouts de culture chinoise dans nos objets usuels. Un sociologue des techniques, Basile Zimmermann, que nous avions eu Lift il y a quelques années avait fait une présentation fascinante sur ce sujet. D’un point de vue culturel, cela m’intéresse même si ça va faire peur à certains. Je suis curieux de voir à quoi ça pourra ressembler. Du point de vue de l’ergonomie, on risque d’avoir des petites surprises et il risque d’y avoir un petit renversement de l’influence occidentale inscrite dans les objets techniques. C’est le type d’évolutions que je trouve intéressant de documenter en les mettant en perspective avec des approches anthropologiques, sociologiques ou artistiques.